CHAPITRE IV
Le soir où il atteignit le Dépotoir, la tempête soufflait fort avec une pluie de glaçons très éprouvante. Liensun arrivait du nord où il avait préféré louer une vieille draisine et emprunter les voies lentes pour mieux passer inaperçu. Il avait perdu deux jours mais ne regrettait pas d’avoir choisi cette façon de voyager. Il était recherché sur toute la Concession de la Banquise, le Kid n’ayant jamais annulé le mandat lancé contre lui.
Il dut franchir les derniers mètres à pied pour atteindre le palais de son demi-frère Jdrien. Dans l’entrée il essuya sa combinaison et souleva la peau de phoque qui masquait la grande pièce centrale. La chaleur de la cheminée le fit sourire mais il n’osa aller plus loin :
— Jdrien ? C’est moi Liensun.
Quelqu’un se leva qui avait été caché par une sorte de canapé en fourrure et il reconnut Jael, sa demi-sœur.
— Tu es revenu ? fit-elle souriante. Il n’y a pas si longtemps que tu nous as laissés.
— Jdrien n’est pas là ?
— Il est dans l’étuve. Je vais lui annoncer ta visite.
Liensun s’approcha du foyer où brûlaient des blocs d’huile de baleine. Il tendit ses mains et espéra que son frère l’inviterait à utiliser l’étuve. La draisine qu’il avait louée avait son chauffage en panne et son isolation était défectueuse.
— Il arrive, dit Jael.
Elle portait une sorte de longue tunique en fourrure légère qui lui descendait jusqu’aux pieds.
— Tout va bien ?
— Merveilleusement bien, dit-elle, et il comprit qu’elle était pleinement heureuse, épanouie.
À ce moment-là Jdrien entra à peu près nu, seul un linge ceignait sa taille et cachait son ventre. Il étreignit son frère et sortit tout de suite une bouteille de vodka, commença de remplir les verres. Liensun comprenait que Jael soit si heureuse. Jdrien était magnifique et les regards qu’ils échangeaient étaient faits d’amour et de complicité. Il s’en voulait de venir rompre cette félicité avec de nouvelles catastrophes.
— Je sais pourquoi tu es là, dit Jdrien.
— Tu as lu dans ma pensée, se fâcha Liensun. Entre nous est-ce bien nécessaire ?
— Non. Les tribus m’ont prévenu depuis une semaine déjà. Ils ont noté que le ciel n’était plus tout à fait le même au-dessus de nous. Tu sais qu’ils remarquent tout. Le Soleil va réapparaître, n’est-ce pas ?
— Là-bas aux Échafaudages, Charlster a fait des observations effrayantes. D’après lui tout dépendrait de ce satellite qu’il a surnommé Dumb-Bell. Cet engin serait en train de se désagréger et en même temps il a repéré une tache plus claire dans le ciel, au-dessus de l’équateur. Une lucarne est en formation et, contrairement à ce qui se passait depuis toujours, rien n’est venu la colmater.
— Il a établi un calendrier de cette résurrection du Soleil ?
— D’ici huit jours les gens devraient se rendre compte de ce bouleversement. La lucarne sera transparente même si le Soleil n’apparaît pas encore, et d’ici un mois nous aurons une température bien au-dessus de zéro et les glaces commenceront de fondre avec formation de brouillards très épais.
— Je n’ai pas encore osé prévenir le Kid. Il a mal accusé le coup lorsque les gens ont cru, voici quelques mois, que la banquise se disloquait… J’ai peur de lui apporter cette nouvelle et pourtant je sais qu’il doit être prévenu.
— Que vas-tu faire ?
— Nous allons descendre vers le sud, vers l’Antarctique où les tribus commencent de s’installer dans des zones mal connues des Hommes du Chaud.
Liensun regarda Jael :
— Tu vas y aller aussi ?
— Où veux-tu que j’aille ?
— Et toi ? demanda Jdrien.
Liensun tendit ses mains vers la cheminée. Il parla du cargo qu’ils espéraient trouver sur la banquise du Pacifique, grâce au dirigeable, dans des zones où jamais personne n’avait pu aller, sauf les Roux.
— Je peux te donner la position de plusieurs. Mes amis en connaissent un certain nombre. Ils n’osent jamais s’en approcher car il y en a, disent-ils, qui portent malheur. Il doit s’agir de navires d’autrefois chargés de marchandises dangereuses, soit de déchets nucléaires que le Japon expédiait en Europe vers les usines de retraitement, soit de produits toxiques qui, au fil des siècles, ont fini par se répandre dans l’atmosphère ou sur la banquise. Des gaz, des acides.
— J’estime que la vie sur les inlandsis sera très difficile, dit Liensun, mais je ne désigne pas l’Antarctique où les changements seront minimes.
— Et ceux des Échafaudages ?
— Ils veulent rester là-bas. Tu as des nouvelles d’Ann Suba et de Farnelle ? Ne devaient-elles pas rejoindre ce fameux cargo Princess ?
— Il est possible qu’elles soient ailleurs, dit Jdrien. Du côté de la Dépression Indienne.
— Elles seraient allées à la recherche de cette station mythique ! s’exclama Liensun, ironique. Pour y faire quoi ? Attendre le retour de notre père ?
— Pourquoi pas ?
— Ne me dis pas que tu y crois toi aussi.
— Ce serait tout de même merveilleux, ne trouves-tu pas ? Nous allons manger maintenant.
— Attends, que vas-tu faire avec le Kid ?
— L’avertir, bien sûr, et dès demain. On ne peut pas attendre plus longtemps.
Toute la nuit la tempête s’acharna sur le Dépotoir et les grêlons criblèrent le palais fait d’ossements de baleines et de peaux épaisses de phoques. Liensun fut surpris de sa résistance alors qu’il dormait dans ses fourrures non loin du foyer où le feu ne s’éteignait jamais.
Sa demi-sœur vint le réveiller avec un plateau copieusement garni. Il ne l’avait jamais vue aussi belle, aussi désirable, et elle rougit sous son regard évaluateur.
— J’ai regretté que tu ne viennes pas à Rooky, notre colonie, mais tu as l’air de te plaire ici.
— Jdrien avait besoin de moi comme j’ai besoin de lui.
— C’est beau, fit-il goguenard en se servant du café.
— Tu es sûr qu’ils n’ont rien fait là-bas aux Échafaudages pour provoquer cette catastrophe ?
Il secoua la tête avec énergie :
— Ils sont les premiers effrayés par cette conclusion brutale de leurs rêves les plus fous. Ils avaient toujours souhaité que le Soleil réapparaisse. Leurs parents les avaient élevés dans cette espérance, et quand l’échéance approche, ils sont perdus, désorientés, épouvantés.
— Tu ne l’es pas, toi ?
— Si, reconnut-il. Je crâne mais j’ai peur, viscéralement peur.
— Ton dirigeable est où ?
— Vers l’est. Il recherche ce fameux cargo qui nous recueillera tous. Mais est-ce la bonne solution ? Ne serons-nous pas un jour cernés par les icebergs marins avec le risque de couler en quelques minutes ? Nous ne savons rien de la navigation, des tempêtes sur l’océan… Nous sommes tous terrorisés.
— Tous ces gens qui vont devoir fuir une deuxième fois et sans espoir de retour… Je suis sûre que le Président Kid restera auprès de son volcan, s’y accrochera, tâchera de survivre grâce à sa chaleur, jusqu’au jour où une éruption surviendra… Jdrien n’en a pas dormi de la nuit, à la pensée de détruire ses illusions.
Liensun se rendit à l’étuve et resta une heure dans la vapeur épaisse, jusqu’à ce que son frère le rejoigne et s’asseye à côté de lui sur les caillebotis en os.
— C’est fait, pour le Kid.
Liensun n’osa pas demander quelle avait été la réaction du président, se défendit de lire dans la pensée de son frère.
— Il se doutait de quelque chose, tout le monde se doute de quelque chose, en fait, et cela remonte à ce qui s’est passé voici quelques mois. Les gens ne se sont pas mis à fuir comme ça sans raison. Je pense que leur psychisme a perçu un avertissement.
— Tu deviendrais mystique ?
— Un avertissement que l’on pourrait identifier à l’aide de recherches scientifiques. Une sorte de déséquilibre dans des ondes peut-être, dans la mécanique céleste…
— Ils n’auraient jamais dû revenir, alors ?
— Je ne peux pas dire. Je suppose qu’en vivant dans la peur, sur la banquise, on acquiert une hypersensibilité. L’organisme détecte les ruptures de sérénité, les transforme en angoisse puis en psychose collective.
— Que va faire le Kid ?
— Il ne m’a rien dit. Mais il doit prendre des décisions rapides tout en évitant la cohue précédente. Tous les trains ne sont pas revenus et il manque de moyens de transports pour évacuer la population. Il est à craindre que les gens installés sur des inlandsis refusent ces réfugiés. Du côté de Stanley Station, par exemple, où le socle de l’ancienne Australie offre une certaine sécurité. C’était un immense continent qui pourrait recevoir des millions de gens éperdus.
La tempête se calma vers le milieu de la journée et les deux frères sortirent pour aller visiter le mausolée de Jdrou, la mère de Jdrien. La spirale, qui autrefois recevait les trains de marchandises chargés d’ossements de baleines, avait énormément souffert, mais Jdrien disait que depuis que la Guilde des Harponneurs avait transporté ses installations plus à l’est sur le Viaduc géant, cette construction métallique se délabrait faute d’entretien.
— Il n’y a plus rien ici, juste quelques vieillards qui mourront prochainement. Même le labyrinthe des squelettes de cétacés s’écroule.
— Tu vas prévenir Yeuse ?
— Le Kid m’a dit qu’il s’en chargeait mais que cela demanderait deux à trois jours. Pour l’instant, seule la banquise du Pacifique paraît concernée par la lucarne, mais nous ignorons si d’autres brèches ne sont pas en train de déchirer le ciel, au-dessus de la Panaméricaine ou de la Transeuropéenne. Il semblerait qu’en Sibérienne on s’inquiéterait de certaines rumeurs sur l’inlandsis oriental. Des chasseurs de phoques auraient remarqué des phénomènes étranges d’aurores boréales. Une émission radio a été captée voici quelques jours.
— Il s’agirait de la même lucarne, dit Liensun. Le professeur Charlster estime qu’elle permettra au Soleil d’inonder de sa lumière et de sa chaleur un rectangle de dix mille kilomètres de long et de deux mille de profondeur, mais ce n’est qu’un chiffre approximatif.
Chaque fois qu’il découvrait cette très jeune fille, quinze ans à peine, qui avait donné le jour à Jdrien et qui était morte assassinée par un chasseur de Roux de la Transeuropéenne, Liensun laissait une émotion bienfaisante l’envahir. Cette jeune Rousse était la beauté même, à jamais conservée sous une glace transparente dans la blondeur de sa fourrure :
— Tu ne vas pas la laisser là ?
— Nous l’emporterons avec nous dans son cercueil de glace que nous découperons avec soin. Sur une peau de loup elle sera tirée vers le pôle Sud pour sa dernière demeure cette fois, enfin je l’espère.
Chaque fois Liensun évoquait sa mère qu’il n’avait connue qu’à travers les récits de sa sœur Jael. Une grosse femme féroce, cupide mais obsédée de maternité. Chaque année elle donnait naissance à un enfant. Elle choisissait le père en fonction de critères de beauté mais surtout d’intelligence et de célébrité. Lien Rag était tombé dans ses filets grâce à la complicité de la toute jeune Jael. Celle-ci, amoureuse de lui, l’avait recherché des années durant avant de trouver Jdrien qui, disait-on, lui ressemblait étonnamment.
— Je vais repartir, annonça-t-il. Le dirigeable viendra me chercher au rendez-vous dans le nord. Je ne sais s’ils auront repéré quelques cargos au cours de leur expédition.
— Je vais te donner la carte que j’ai dressée d’après les récits des tribus. Il y a des points de repère importants en sus des longitudes et des latitudes.
— Mais que comptais-tu en faire ? s’étonna Liensun.
— J’aurais aimé partir à leur recherche, retrouver leurs cargaisons certes, mais surtout les ustensiles, les objets de la vie quotidienne, le livre de bord du capitaine. J’ai toujours rêvé de ces bateaux qui naviguaient sur les océans, surtout sur le Pacifique. Il en est un dont le nom me faisait particulièrement rêver, qui s’appelait le Crystal Flower.
— Mais comment le sais-tu puisque les Roux ne savent pas lire ?
— Ils m’avaient rapporté, comme une relique, une assiette de la salle à manger du commandant où le nom du bateau était gravé.